Renouer avec l'esprit romantique

Dans le traité de L’expression musicale de Mathis Lussy, écrit autour de 1870, on peut lire ceci : « (…) deux écoles professant des principes diamétralement opposés. L’une exige un mouvement uniforme, sans accélération ni ralentissement; l’autre, au contraire, a coutume d’accélérer ou de ralentir à chaque rythme, à chaque incident. Pour les premiers, jouer avec la régularité et la précision d’une machine est le comble de la perfection; pour les seconds, altérer le mouvement à chaque rythme et rendre l’exécution boiteuse n’a rien de désagréable. Les uns sacrifient le détail à l’unité, les autres l’unité au détail. Toutefois nous croyons avoir remarqué qu’il n’y a pas de plus chauds partisans de l’uniformité du mouvement général que ceux précisément qui n’ont pas le sentiment de l’expression. »

Il est clair que cet extrait ne pouvait que résonner favorablement aux oreilles des membres de L’Armée des Romantiques dont j’ai honneur d’être le pianiste. Depuis de nombreuses années nous sommes intimement convaincus de l’importance de renouer avec la pratique des instruments dits

« historiques ». Leurs couleurs, leurs timbres, leurs dynamiques invitent l’interprète à revoir son interprétation. Mais est-ce suffisant pour rentrer de plain-pied dans le style romantique ? Et sommes-nous certains d’en connaître encore les outils expressifs ? Enfin où est donc passée l’école qui sacrifie « l’unité au détail » ?

Aborder un enregistrement d’œuvres de Frédéric Chopin en 2018 a été une tâche extrêmement délicate tant le poids de la discographie est immense. Plus d’un siècle d’enregistrements consacrés à ce dieu du piano ne pouvait que m’effrayer et pourtant, je savais que l’immense majorité d’entre eux était emprunte de néoclassicisme. La gageure était trop tentante pour ne pas y mettre mon grain de sel et pour proposer une version que je crois romantique. Non pas que je prétende faire comme au 19e siècle, ceci serait de l’ordre du fantasme schizophrène, mais en choisissant « mon école » décrite plus haut je souhaite renouer avec l’esprit romantique.

Tout juste délivré de l’ancien régime, le 19e siècle voit naître le romantisme ou devrais-je dire les romantiques. De nouvelles idéologies se construisent, s’affrontent, les musiciens libérés de leurs anciennes servitudes dans les cours princières, changent petit à petit de fonction. Ils deviennent des artistes singuliers de la société bourgeoise, ils se produisent dans les nouvelles salles de concerts, dans les salons aristocratiques, leurs œuvres et leurs jeux sont commentés, critiqués et alimentent l’espace public. De serviteurs, ils deviennent acteurs. Leurs productions musicales reflètent l’immense richesse de cette société romantique en pleine construction. Une société romantique pleine de vigueur, pleine d’inventions à l’image de son industrie du piano en plein essor, mais qui doute aussi de son avenir, qui devient nostalgique par moment, et plonge dans la révolution cyclique. C’est peut-être tout cela l’esprit romantique. L’interdit, le raisonnable, le médiocre, le juste milieu n’ont nullement de place dans ce nouveau monde. « Il veut tout comprendre, tout synthétiser. Il veut globaliser le monde avec Napoléon, le refaire avec de Saint-Simon, Fourier, Proudhon, Pierre Leroux… sans compter tous les Metternich et tous les politiques grands ou petits. À lui, toute la comédie humaine ! À lui, la légende de tous les siècles ! Quelles ambitions, quelle audace, quel dynamisme ! Révolutions politiques, révolutions industrielles, révolutions artistiques et morales, les unes et les autres s’épaulant et se stimulant entre elles ! Mais le Romantisme est aussi le mal du siècle entre la nostalgie de ce qui n’est plus et l’espoir, l’inquiétude de ce qui n’est pas encore. Il est conflit intérieur. Il est mouvement, jusqu’à donner le vertige. »

Voilà comment au cours d’échanges épistolaires, mon ami le musicologue Michel Faure me décrivait le romantisme.

Tant de passions, d’exaltations, de folies, voire d’utopies ne peuvent qu’engendrer de la méfiance face à un mouvement romantique par nature instable. Est-ce un hasard si le 19e siècle sera le siècle des révolutions ? « Nous approchons de l’état de crise et du siècle des révolutions » (1) prédisait déjà Jean-Jacques Rousseau. Après 1793, 1814, 1830, 1848, 1851, la commune de 1871 fera « tomber le ciel sur la tête des possédants » (2). Le romantisme sera attaqué et jugé responsable de tous les maux. Dès lors la raison reprend le dessus, l’on observe un art musical qui progressivement se dépassionne et fait réapparaître les modes anciens, la musique religieuse, le contrepoint, les menuets, passacailles et autres passe-pieds… L’école Niedermeyer fondée en 1853 sera ce lieu où l’on cultivera cet amour de l’ancien qui portera plus tard le nom de néoclassicisme.

Les artistes eux-mêmes s’engouffrent dans un mouvement réactionnaire qui renie leurs passions de jeunesse. « Berlioz vire sa cuti en passant de Shakespeare et Byron aux Troyens. George Sand oublie son enthousiasme socialiste quarante-huitard. Renan, la peur au ventre depuis la Commune s’en va prier Athéna sur l’Acropole. » (3) Victor Hugo, père symbolique du romantisme français avec la bataille d’Hernani meurt en 1885. « Ses obsèques nationales passées, c’est la curée. Dans la préface du Chemin de Paradis (1894), Charles Maurras se déchaîne : « Le romantisme est condamnable parce qu’il a poursuivi l’œuvre de la Réforme et de la Révolution, parce qu’il a servi de relais entre elles et la République honnie. (Il attaquait) les lois ou l’Etat, la discipline publique et privée, la patrie, la famille et la propriété ; une condition presque unique de leur succès parut être de plaire à l’opposition, de travailler à l’anarchie. (C’était la faillite du) mâle amour des idées, (avec cette conséquence misogyne :) Il n’est jamais question aujourd’hui que de sentiments. Les femmes, si brisées et humiliées par nos mœurs, se sont vengées en nous communiquant leur nature. Tout s’est efféminé, depuis l’esprit jusqu’à l’amour. Tout s’est amolli… »

Cette brève description du mouvement romantique dans l’histoire ne peut qu’apporter plus de valeur au traité de L’expression musicale de Mathis Lussy et à son constat : il y a deux écoles qui s’affrontent dans les années 1870. Il est impossible de faire ici l’analyse détaillée de cet ouvrage, mais sa lecture sérieuse démontre un souci de rationaliser les modes d’expression : l’accentuation métrique, rythmique, pathétique, le mouvement passionnel de l’accelerando, du rallentando, les nuances et l’intensité du son… tout ceci agrémenté d’innombrables exemples musicaux. Il n’aura aucune gêne à critiquer la notation, la ponctuation des compositeurs, remettant en question l’exactitude de ces derniers, chose tout à fait intéressante à observer à l’aune de notre vénération pour les partitions « Urtext » considérées aujourd’hui comme des totems inviolables. Cette posture face au texte musical qui peut nous paraître totalement irrévérencieuse, nous donne un avant goût de l’état d’esprit romantique : « le sentiment de l’expression » ou la recherche absolue de l’expression musicale !

C’est muni de cet esprit romantique que j’ai donc retravaillé, repensé ces œuvres de Chopin. La chose la plus difficile a été de me décoloniser l’esprit et les oreilles, afin de rompre avec héritage néoclassique qui m’avait été inculqué depuis toujours. Grâce à L’Armée des Romantiques j’étais depuis longtemps imprégné des affects romantiques, et de ses outils expressifs que sont le rubato vertical et horizontal, les tempi adaptés à chaque phrase, le décalage entre les deux mains afin de jouer avec l’éloquence expressive appropriée, bref privilégier « le détail » qui paradoxalement n’altère en rien « l’unité ». Mais à chaque prise que j’écoutais en cabine durant l’enregistrement, je prenais conscience de ma propre résistance auditive. Comme si mes oreilles refusaient d’adhérer à ce que mon esprit, ma réflexion et mon imagination mettaient en oeuvre au moment où je jouais. Je prenais conscience alors que mon écoute réclamait elle aussi du néoclassique, du raisonnable, du modéré… Si moi-même je résistais, qu’en serait-il des auditeurs abreuvés eux aussi de néoclassicisme ?

Dès les premières mesures de la première Ballade, les auditeurs attentifs seront peut-être surpris des distorsions que je fais subir aux rythmes de certaines phrases tel un chanteur belcantiste se languissant sur certaines notes afin d’en révéler toute l’expression sentimentale ; ou bien par le décalage entre les deux mains, entre les voix, renouant avec l’éloquence si nécessaire pour rendre l’art musical vivant. Respect du texte ou respect de l’œuvre ? Voilà la question qui se posera sans doute lors de cette écoute. « Lorsque le compositeur écrit une ronde mais signifie qu'on doit jouer une croche, seul fait preuve d’authenticité celui qui joue une croche » avec ces mots Nikolaus Harnoncourt soulevait déjà à sa manière dans son Discours Musical la problématique de l’interprétation d’un texte. Nos réflexes de lecture sont à revoir de fond en comble. Trop souvent le respect de la valeur rythmique des notes, de leurs intonations, de leurs dynamiques et leurs articulations enferme l’interprète dans une expression clinique, et l’idéologie dominante le conforte dans une idée d’authenticité. Ce n’est pas la lettre que l’on doit respecter mais le mot, l’idée, l’esprit. Rappelons-nous des anecdotes sur le jeu de Chopin entendu par ses élèves ou des commentateurs avertis, nous révélant les entorses qu’il faisait à ses propres textes.

Comme je l’ai déjà dit plus haut, mon but n’est en rien un retour en arrière, ou une version de Chopin historiquement informée. « Nous pensons aujourd’hui que nous sommes proches de la vérité d’une bonne interprétation de la musique ancienne mais nous nous leurrons complètement, parce que dans 20 ans ça sera complètement autre chose. Nous interprétons la musique ancienne à notre façon mais rien ne prouve là que nous sommes près de ce qui se faisait. » nous mettait en garde Scott Ross.(3) Plus j’avance dans mon travail de recherche moins je crois au concept de l’« historiquement informé », plus que douteux sur le plan intellectuel ou philosophique. « L’origine n’est pas la vérité des choses » nous dit le philosophe Dominique Pagani. Nous ne retrouverons jamais le jeu ou le style exact de l’époque car nos vies, nos cultures, nos envies sont en tous points différents… Je crois en revanche qu’il est important de se ré-emparer de cet esprit romantique révolutionnaire qui anime tant les œuvres de cette époque. Une interprétation romantique délivrée autant que possible de tout néoclassicisme redonne du sens aux phrases musicales des œuvres. Seul l’interprète engagé qui dit, plutôt qui ne récite, qui affirme avec ferveur ses choix, mais aussi suggère, hésite parfois, peut retranscrire avec justesse ce sentiment romantique. Il ne faudrait surtout ne pas tomber dans le piège de la récitation religieuse des traités anciens qui, malgré leurs extraordinaires intérêts pour leurs contenus historiques qui aident à l’analyse et la compréhension d’un style peuvent nous faire oublier un instant l’ivresse romantique, la justesse absolue des sentiments, où l’authenticité retrouve enfin, une de ses plus belles vertus : la profondeur.

Ce texte est bien plus une tentative d’explication qu’une justification. Je mesure à quelle point mes choix esthétiques sont à contre-courant des idées reçues sur le romantisme que nous lisons malheureusement trop souvent avec les yeux du néoclassicisme. Quels seraient les musiciens qui aujourd’hui nieraient le rubato, l’expression sentimentale, voire même l’éloquence de la musique romantique ? Alors il est grand temps chers amis de « renouer avec l’esprit romantique » !

  1. Jean-Jacques Rousseau dans Émile ou De l’éducation.
  2. Michel Faure
  3. Michel Faure
  4. Film de Jacques Renard Leçons particulières de musique n°2