Faites-le comme vous voulez, mais faites-le beau

Que dire de plus ! Cette phrase de Brahms a été relayée par la pianiste Fanny Davies (1861-1934) qui eu la chance de côtoyer le maître dans les dernières années de sa vie.

Brahms avait pour habitude de tester ses nouvelles œuvres en concert avant toute publication. Quand il s’agissait de pièces avec piano il en assurait la partie, quand c’était pour orchestre ou chœur, il prenait la baguette. En septembre 1887 il se rendit en compagnie du violoniste Joseph Joachim et du violoncelliste Robert Hausmann à Baden-Baden, ville thermale très à la mode à cette époque afin d’y présenter son double concerto pour violon et violoncelle op.102. À son arrivée dans l’après-midi, nous raconte Clara Schumann qui se trouvait sur place, Brahms exprima le désir de lire avec ses amis une nouvelle pièce de musique de chambre nouvellement édité : son dernier trio op. 101. Partie à la recherche de cette partition dans toute la ville, en vain, Clara demanda à son élève Fanny Davies, si elle n’avait pas un exemplaire du trio en question. Par chance, elle l’avait ! C’est ainsi que cette jeune pianiste anglaise fit la connaissance de Brahms. Lui amenant la partition, Clara demanda si son élève pouvait assister à cette répétition discrètement dans un coin. « Il grogna et maugréa son approbation ».

Les trois géants jouant le trio op.101, Clara tournant les pages, quel tableau !

Cette histoire est tout simplement extraordinaire. Combien d’artistes musiciens auraient aimé vivre cette rencontre avec l’un des plus illustres compositeurs romantiques.

Quelques années plus tard, dans un document précieux, Fanny Davies décrira avec une précision inouïe le jeu de Brahms et les commentaires qu’il fit lors de cette séance de musique à peine imaginable.

L'Armée des Romantiques en concert

« Quand Brahms jouait on savait exactement ce qu’il voulait transmettre à ses auditeurs ». Son jeu est décrit comme « calme et majestueux, parfois sauvage et fantastique, avec une profonde tendresse sans sentimentalité, un humour délicat, capricieux, sincère, avec une noble passion ». Ce témoin privilégié loue son legato qui est devenu légendaire aujourd’hui, Brahms « commence bien ses phrases, les termine bien, laisse beaucoup d’espace entre la fin d’une phrase et le début d’une autre, tout en les rejoignant sans interruption. […] On pouvait entendre qu'il écoutait très attentivement les harmonies intérieures et qu'il mettait bien sûr l'accent sur les bonnes basses. […] Il ne s'attarderait pas sur une note seulement, mais sur une idée complète, comme s'il était incapable de se détacher de sa beauté. Il préférerait rallonger une mesure ou une phrase plutôt que de la gâcher en faisant rentrer le temps dans une mesure (tempo métronomique ) »

Ces dernières descriptions mettent l’accent sur l’éloquence, la déclamation et la diction qui sont pour lui indissociables du discours musical. Sa manière d’interpréter était « libre, très élastique, expansive, sans que l’équilibre rythmique en soit désorganisé ». Les propos qu’on lui connaît contre les indications métronomiques vont dans le sens de la description d’un jeu souple n’hésitant pas à distordre les rythmes notés sur la partition pour servir l’expression voulue. « Un Brahms strictement métronomique est impensable ! »

Suite à cette répétition, Fanny Davies nota sur sa partition de nombreuses observations : 18 estimations de métronome pour l’ensemble de l’œuvre, des adjectifs décrivant les états d’âme, des marquages dynamiques, des liaisons et divers types d’accents, sans oublier les prises de temps au sein même des phrases musicales… Annotations qui accentuent ou révisent les propres directives de Brahms éditées sur la partition.

Ce genre de document est extrêmement rare dans l’histoire de la musicologie. Le fantasme contemporain qui nous guide vers le désir de connaître avec précision les moindres envies du compositeur est ici presque réalisé. Nous pourrions avec cette somme d’indications restituer le jeu de Brahms, comme si on y était. Mais le mythe de l’authenticité ne nous emmènerait-il pas à faire fausse route si nous n’en restions qu’au niveau de la restitution ? Ce que nous révèle sans le vouloir peut-être cette jeune pianiste c’est l’attitude extrêmement libre de Johannes Brahms devant ses propres oeuvres. Un compositeur qui exalte l’acte interprétatif de l’exécutant, qui invite le musicien à proposer quelque chose de personnel, de profond au détriment du texte édité, mais au service de l’œuvre interprétée. Un musicien qui privilégie « le détail sur l’unité » plutôt que l’inverse comme dirait Mathis Lussy dans son « traité de l’expression musicale » des années 1870.

Cette répétition entre ces immenses musiciens, artistes de premier plan d’une époque déjà lointaine, miraculeusement gravée sur papier par une pianiste sensible aux détails qu’elle entendit, doit nous inviter à nous saisir de l’esprit romantique et à tourner le dos aux faux espoirs de restitutions historiques qui ne répondent qu’à l’idéologie néoclassique de notre époque.

Vous l’aurez compris, L’Armée des Romantiques ne tiendra aucun compte des indications de Brahms relayés par Fanny Davies, à l’exception de… « Faites-le comme vous voulez mais faites-le beau ! »